HIER MATIN, j’ai reçu cette lettre d’Astrolabe. Je la sors de ma poche pour la recopier :

 

Zoïle,

Tu as changé. Je le regrette et ne te le reproche pas. Tu dois avoir tes raisons. Ce que tu as pris pour de la froideur était le réflexe inquiet d’une femme qui se découvrait aimée au-delà de ses espérances. Non que cela m’ait déplu, au contraire. Mais l’art de recevoir des diamants avec grâce n’est enseigné nulle part et pas plus qu’une autre je n’en ai la science. Si je t’ai perdu, je m’incline et te remercie pour les carats du passé. S’il demeurait le moindre espoir que tu me reviennes, je t’attends et te promets, sinon d’être plus habile, au moins de ne plus te cacher le désarroi bienheureux qui t’est dû.

 

À toi, Astrolabe.

 

 

Il y a deux manières de lire un tel message : soit de pleurer face à tant de beauté, soit d’éclater de rire face à tant de grotesque. Il reste en moi assez d’amour pour que ces mots fassent sauter ma tête comme un bouchon de champagne. Mais aussi assez de désillusion pour entendre leur possibilité de ridicule. On n’est vraiment indulgent que quand on est amoureux fou ; dès qu’on aime un rien moins, la vacherie naturelle reprend le dessus. J’oscille entre ces deux stades.

En même temps, avoir recopié ce billet produit son effet. Recopier, c’est activer le pouvoir des mots. Une partition émeut davantage quand on la joue que quand on la lit.

Je m’en trouve affaibli dans ma résolution. Maudite Astrolabe, je ne fléchirai pas. Je sais pertinemment qu’il serait facile de renoncer à mon projet : il suffirait de quitter l’aéroport, de te rejoindre, et je pense que la présence de ta neuneu d’écrivain ne m’empêcherait pas, cette fois, de parvenir à mes fins. Tu as atteint l’état qui était le mien cet hiver, tu ne me refuserais rien. Je t’ai tant voulue ainsi, j’ai tant désiré te voir aussi convulsive que moi.

Mais je serrerai les dents, je n’écouterai pas cette effusion qui me pousse vers toi. Ce qui arrive trop tard est indigne, voilà tout. Et puis, je me suis juré de tenir. Ulysse ne cédant pas au chant de la sirène me comprendrait. Le problème des sirènes, c’est qu’elles ne chantent jamais au bon moment.

 

 

Il va être temps. Je vais aller aux toilettes de l’aéroport avec mon sac. À la boutique hors taxes, j’ai acheté une bouteille de cristal-roederer. On peut se demander pourquoi j’ai choisi cette marque : pour l’usage que j’en aurai, la dernière qualité de champagne eût convenu. Il m’a semblé que mes victimes méritaient d’être dégommées avec du haut de gamme.

Je briserai la bouteille sur la cuvette des W. C. et j’en ramasserai les plus grands tessons, dont le goulot, qui me tiendra bien en main, sera ma meilleure arme. Ce sera une pitié de gaspiller ce vin, mais il faut ce qu’il faut. Pas question d’en boire la moindre gorgée : j’ai besoin d’un esprit sec. De toute façon, le nectar ne sera pas assez glacé.

Astrolabe était le seul champagne assez froid pour moi. Tant pis. Je mourrai sobre.

Quand l’avion aura décollé, il me faudra aller en cabine avec le goulot et égorger les pilotes aussitôt. J’ai réfléchi : puisque je ne sais si je suis capable d’un acte pareil, l’unique solution pour moi est de ne pas y penser. La moindre préparation psychologique anéantirait mes forces.

Le geste ne doit pas être bien compliqué : je l’ai vu cent fois au cinéma et répété mille fois devant un miroir. Il importera de ne penser à rien. À cette fin, j’ai prévu d’avoir en tête, à ce moment-là, Le Voyage d’hiver de Schubert, parce qu’il n’y a aucun rapport entre cet acte et cette musique.

Quand ce sera accompli, je prendrai les commandes de l’appareil. Je me réjouis : ce sera le moyen de vérifier la validité des enseignements de Maximilien Figuier et de mon entraînement sur le simulateur. Dans tous les cas, cela se terminera par un crash aérien. La tour Eiffel, c’est mieux et moins banal qu’un hôtel de troisième catégorie à Gonesse. Dans le fond, est-elle exacte cette histoire avec la lettre A ?

La porte de la cabine de pilotage sera fermée de l’intérieur. Je serai, à bord de cet avion, le seul maître après Dieu. À mon avis, la sensation sera formidable.

Si les choses se déroulent comme prévu, je conduirai mon vaisseau vers Paris. Nous sommes le 19 mars, le ciel est dégagé, la lumière est encore d’une pureté hivernale : la vue sera magnifique.

J’aime ma ville natale : je la chérirai plus que jamais. C’est un phénomène que j’ai remarqué souvent : pour aimer un lieu, il faut l’avoir contemplé de haut. Ce doit être pour cela qu’on imagine Dieu au-dessus de la Terre : sinon, comment ferait-il pour nous aimer ?

J’arriverai du nord, je tournerai légèrement vers la droite, survolerai l’Arc de triomphe. Derrière le Trocadéro, le A géant de la tour Eiffel m’attendra d’aplomb. Je l’aimerai de cet amour qu’inspire ce qui est à notre merci.

J’espère sincèrement que mon intervention n’amochera pas le si joli palais Galliera et ne rendra pas illisible la superbe phrase de Valéry gravée sur le palais de Chaillot.

Le Voyage d'hiver
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